©Hervé Bellamy

Huis clos

Scénographie Roberto Plate / Lumière Dominique Bruguière 

Avec Michel Aumont, Jean-Yves Dubois, Christine Fersen, Muriel Mayette

Des présences pures, douloureuses

On n’entre pas dans Huis clos comme dans un salon bourgeois, même meublé de canapés Second Empire. C’est un salon d’apparat, de theatre. On ne peut pas y vivre. Le vraisemblable, le réalisme sont ici de pacotille. Il faut s’en défaire.

La pensée de Sartre invite à ne pas prendre le texte au pied de la lettre. L’anecdote fermée sur elle-même se désagrège. Une vaine machine. Il faut que le texte devienne symbolique, qu’il s’ouvre sur la pensée, qu’il nous conduise ailleurs. Partout où le sens et les impressions voudront nous mener. L’anecdote est faite pour se dilater sans limites. Donner un espace de liberté où la parole puisse vibrer de toutes ses formes, où chaque mot résonne jusqu’à lui-même. Que la banalité elle-même retrouve sa violence.

Garcin voudrait, seul au monde, n’avoir à faire qu’avec lui-même, durant dix mille ans. Son désir de s’affirmer comme sujet autonome est voué d’avance à l’échec. Volets clos, la conscience fermée sur elle-même s’anéantit. Il faut apprendre l’intersubjectivité. C’est une pensée de l’extériorité. L’essence n’est toujours qu’une promesse. L’homme ne se tient pas, immuable, hors de tout, seul. Il ne se maintient qu’en tant qu’il existe, qu’il se regarde et prend sa mesure dans l’oeil d’autrui. La liberté pour Sartre n’est pas un absolu : elle condamne à être au milieu dcs autres, à agir, même si c’est à peine sensible. Parler est une action. Autrui me tient au coeur de moi-même tout autant que je le tiens. Nous ne pouvons pas faire un pas l’un sans l’autre. Il me rend possible et il est ma limite. Le mode de l’existence, c’est le conflit. L’altérité fondatrice de la condition humaine est douloureuse.

On est loin de l’engagement, du militantisme. Ils viendront plus tard. Ce n’est pas une pièce politique, à thèse. On n’y parle pas du quotidien du monde. Rien de spectaculaire non plus. Il y a une force à puiser dans cette sobriété. Le monde de Huis clos est une épure, un mythe, il montre un schéma de pensée, le principe d’une métaphysique. Hors de l’espace, du temps, les paroles que l’on entend viennent du vide, de l’abstraction. Garcin, Inès, Estelle, se défont peu à peu de leur satut social, de leur vie même. Ils apprennent à ne plus rien attendre. Plus d’espoir, de raison d’être, d’agir. Nulle part où aller. Leurs rires, leurs sanglots sans larmes, leurs faux-fuyants sonnent alors autrement, décollés de ce qu’ils croyaient dire. Nous entendons d’autres voix. Une violence inouïe traverse les êtres.

Ils se tiennent dans la mort. Ils ont peur, sans savoir de quoi. Ils sont debout, les uns en face des autres, en pleine lumière, comme nus. Ils se regardent. Des présences pures, douloureuses. Nous les regardons à notre tour. On croirait ouvrir des cadavres. Ils parlent. Sans leur parole, on verrait à travers eux. Parler est leur ascèse, le vertige de sentir derrière chaque mot un gouffre de vide et de silence.

Claude Régy, Olivier Besson