© Brigitte Enguerand

Claude Régy

Parcours

Claude Régy est né le 1er mai 1923 à Nîmes et mort le 26 décembre 2019, à Paris.

Adolescent, la lecture de L’Idiot de Dostoïevski « agit en lui comme un coup de hache qui brise une mer gelée ». Après des études en sciences politiques, il étudie l’art dramatique auprès de Charles Dullin, puis de Tania Balachova. En 1952, alors âgé de vingt-neuf ans, il réalise sa première mise en scène, la création en France de Dona Rosita de Federico Garcia Lorca.

Progressivement, au fil des expériences et des rencontres, il s’éloigne du réalisme et du naturalisme psychologique, autant qu’il renonce à la simplification du théâtre dit « politique ». En 1968, sa rencontre avec Marguerite Duras et leur travail sur L’Amante anglaise se révèle être une expérience décisive. Aux antipodes du divertissement, il choisit de s’aventurer, vers d’autres espaces de représentation, sans savoir encore bien lesquels.

Ce sont des écritures dramatiques contemporaines, textes qu’il fait découvrir le plus souvent, qui le guident vers des expériences où s’effondrent les certitudes sur la nature du réel, débarrassées des conventions d’une théâtralité majoritairement répandue. En 1968, sa rencontre avec Marguerite Duras et leur travail sur L’Amante anglaise se révèle être une expérience décisive. Un champ de recherche inédit s’ouvre alors à lui.

Claude Régy a créé en France des pièces de Heinrich von Kleist, Pirandello, Harold Pinter, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Edward Bond, Peter Handke, Botho Strauss, Maurice Maeterlinck, Gregory Motton, David Harrower, Jon Fosse, Sarah Kane, Arne Lygre...

Il s’est orienté ensuite vers des écritures non dramatiques, L’Ecclésiaste et Les PsaumesHolocauste de Charles Reznikoff, Melancholia de Jon Fosse, L’Ode maritime de Fernando Pessoa, progressant dans sa recherche de transmission de textes et de poèmes de plus en plus « inadéquats » au théâtre de son temps et lui ouvrant une voie pour dépouiller son travail des dernières traces reconnaissables de ce qui pourrait encore faire penser à du théâtre. Brume de dieu, extrait du roman Les oiseaux de Tarje Vesaas, La Barque le soir, du même auteur, jusqu’au point ultime de son long parcours que représente sa dernière création Rêve et Folie, de Georg Trakl, défait jusqu’à l’extrême des conventions de la représentation tout en développant une proposition scénique repoussant les seuils, de l’espace, du visible, de l’audible, et du temps.

Il a dirigé entre autres, Tania Balachova, Philippe Noiret, Michel Piccoli, Delphine Seyrig, Michel Bouquet, Jean Rochefort, Madeleine Renaud, Pierre Dux, Maria Casares, Alain Cuny, Jean-Pierre Marielle, Pierre Brasseur, Michael Lonsdale, Emma Santos, Jeanne Moreau, Gérard Depardieu, Bulle Ogier, Christine Boisson, Catherine Sellers, Emmanuelle Riva, Jean-Paul Roussillon, Roland Bertin, Claude Degliame, Oleg Iankowski, Axel Bogoussalvsky, Valérie Dréville, Redjep Mitrovista, Isabelle Huppert, Jean-Quentin Chatelain, Olivier Bonnefoy, Yann Boudaud... 

Au-delà du théâtre, qui selon lui ne commence qu’en s’éloignant du spectacle, Claude Régy a écrit à travers son cheminement un long poème, fragile et libre, dans la vastitude et le silence, irradié par le noyau incandescent de l’écriture.

Il est l’auteur d’une cinquantaine de mises en scène en France et à l’étranger, a été professeur au Conservatoire Nationale Supérieur d’Art Dramatique puis a enseigné régulièrement dans d’autres écoles de théâtre où il a formé et découvert de jeunes comédiens. Marcial Di Fonzo Bo, Yann Boudaud, Bénédicte Le Lamer, Laurent Cazanave, sont ainsi devenus des figures marquantes de ses derniers spectacles après avoir été rencontrés lors d’ateliers de formation.

L’intégrité et l’exigence du parcours de Claude Régy, la réflexion qu’il a mené sans relâche pendant soixante ans pour interroger son art lui ont permis d’occuper une place particulière dans le monde du théâtre, de ses institutions, sans jamais s’inscrire ni dans une volonté de carrière ni dans celle d’un quelconque pouvoir. Il a toujours refusé de diriger un théâtre, pour ne pas être soumis aux nécessités inhérentes d’aucune rentabilité. Il a su inventer, en s’engageant de tout son être, un univers esthétique et poétique à part, hors des normes, qui ne ressemble à aucun autre, ouvrant sur des continents inconnus. Entre transgression et spiritualité, mystique sans église, il a cherché à inverser les valeurs du monde, à avancer à contre courant, cul par dessus tête, et ainsi entrer en résonnance avec l’abîme de chacun, avec la vérité enfouie de chacun. En chercheur véritable, il a placé la recherche et l’expérimentation au cœur de son travail tout en proposant des spectacles, qui sous forme de laboratoires, le temps venu, s’ouvrait au public. À tous les publics. Un public tout à la fois curieux et instruit, comme à la fois curieux et sans références. C’est ce public qu’il appréciait plus que tout, envisageant son travail comme un théâtre populaire et non élitiste. Ouvert à la rencontre de toutes expériences humaine. Sans démagogie.

À la fois unanimement respecté, parfois mal compris, souvent considéré comme le dernier « maître » du théâtre français et européen, travaillant dans les plus grands théâtres et festivals d’Europe, ainsi qu’au Japon - où il à créer Intérieurde Maurice Maeterlinck avec les acteurs de la compagnie du SPAC de Shizuoka, création qui à parcouru le monde - il s’est aussi souvent aventuré dans des zones plus en marge, dans un supermarché désaffecté, une cave, dans d’immenses forges abandonnées, dans une ancienne chapelle, des lieux qui n’étaient pas des théâtres, mais des espaces vides, inspirants, où a pu se déployer en toute liberté la possibilité d’expériences peu communes. Devant une jauge réduite à cinquante spectateurs, pour que l’image soit visible à tous dans sa pleine mesure, - simple respect d’autrui - âgé de quatre-vingt ans, c’est sans doute dans ces circonstances qu’il a pu, par certains instants, se sentir légitime. 

C’était peut-être la principale spécificité de cet artiste là, celle de ne pas avoir confondu art et culture, généralité et exception.

Pas après pas, une longue marche dans l’inconnu ouvre parfois sur du nouveau. Créer, c’est peut-être cela, s’aventurer dans une recherche – comme un enfant doué d’un savoir indéchiffrable.

Claude Régy s’est tenu là. Entre savoir et ignorance, entre immobilité et fulgurances, il a poursuivi coûte que coûte sa voie, s’abandonnant sans relâche à une tension calme. 

Les yeux ouverts dans la nuit.

Bibliographie

 

De Claude Régy

Du Régal pour les vautours, Les Solitaires Intempestifs - 2017

Écrits 1991-2011, Les Solitaires Intempestifs - 2016

Dans le désordre, Actes Sud - 2012​​

La Brûlure du monde, Les Solitaires Intempestifs - 2011

Au-delà des larmes, Les Solitaires Intempestifs - 2007

L’État d’incertitude, Les Solitaires Intempestifs - 2002

L’Ordre des morts, Les Solitaires Intempestifs - 1999

Espaces perdus, Les Solitaires Intempestifs - 1991

 

Sur son travail

Claude Régy, Metteur en scène déraisonnable, Alternative Théâtrales n°43

Claude Régy, Les voies de la création théâtrale, CNRS Editions - 2008

Expériences de l’extrême, Alternative Théâtrales n°99 - 4eme Trimestre 2008

Claude Régy, Regards croisés, Théâtre Public n°234 - Oct-Dec 2019

 

Filmographie

De Claude Régy

NATHALIE SARRAUTE, conversations avec Claude Régy - La Sept/INA – 1989 - Arte DVD - 60’

Sur son travail

TRAKL SÉBASTOPOL - Un film de Alexandre Barry - Les ateliers comtemporains & Local films - Alexandre Barry - DVD Les ateliers comtemporains - 54’ - 2018

Lien vers le film : https://vimeo.com/257128788
Mot de passe : alexandrebarry

DU RÉGAL POUR LES VAUTOURS - Un film de Alexandre Barry - Zeugma Films - Alexandre Barry - DVD Les Solitaires Intempestifs - 72’ - 2016

Lien vers le film : https://vimeo.com/332416955
Mot de passe : alexandrebarry

BRUME DE DIEU - Un film de Alexandre Barry réalisé d’après Brume de dieu, extrait de Les Oiseaux de Tarjei Vesaas, mise en scène de Claude Régy. - LGM TV - Les Ateliers contemporains - 95’ - 2012

CLAUDE RÉGY, LA BRÛLURE DU MONDE - Un film de Alexandre Barry - Local Films - DVD Les Solitaires Intempestifs - 55’ - 2008

Lien vers le film : https://vimeo.com/226431380
Mot de passe : alexandrebarry

CLAUDE RÉGY, PAR LES ABÎMES - Un film de Alexandre Barry - Arte - On line Prod - 24’ - 2003

Lien vers le film : https://vimeo.com/820885843

CLAUDE RÉGY, LE PASSEUR - Un film réalisé par Elisabeth Coronel et Arnaud de Mézamat - Abacaris films - 1997

Prix

En 1991 , Claude Régy a reçu le Grand Prix National du Théâtre. En 1994 , le Grand Prix des Arts de la Scène de la ville de Paris. En 1999 , L’Ordre des morts a reçu le Grand Prix du Syndicat National de la Critique du meilleur livre sur le théâtre. En 2011 , Dans le désordre a reçu le Grand Prix du Syndicat National de la Critique du meilleur livre sur le théâtre. En 2013, Claude Régy est nommé Chevalier de l’Ordre Royale Norvégien du Mérite.

Claude Régy par Jon Fosse

 

Parmi les metteurs en scène qui ont monté mes pièces, personne n’a autant de force que Claude Régy, personne n’a une voix aussi immédiatement reconnaissable.

Et cette voix si personnelle ne tient pas à une volonté de se mettre en avant, bien au contraire. Car personne ne respecte aussi scrupuleusement que Claude Régy tout ce qui est écrit, que ce soit les répliques ou les didascalies. Il met en scène exactement ce qui est écrit, et le résultat lui appartient incontestablement. Et pourtant non, ça ne lui appartient pas.

Mais ça ne m’appartient pas non plus. Et ça n’appartient pas non plus aux acteurs. Car je suis là, et je disparais. Et Régy est là, et il disparaît. Et les acteurs sont là, et ils disparaissent.

Tout est là, et tout disparaît pour se fondre dans quelque chose de plus grand. Peut-être, oui, peut-être pourrais-je dire que tout disparaît pour se transformer en une parole muette.

La voix de Régy, en tant que metteur en scène, est si forte qu’elle s’efface pour laisser entendre cette parole muette. Et ce que dit cette parole ne peut pas être restitué. Car ce qu’elle dit n’a pas de signification, au sens où on entend habituellement ce mot. Ce qu’elle dit on peut seulement le ressentir. Et quand on le ressent, on comprend quelque chose qu’on n’avait pas encore compris.

Jon Fosse 2013

 

Claude Régy par Alexandre Barry

Du régal pour les vautours

Lettre à Claude Régy

Comment filmer une pensée en mouvement, la tienne, son évolution dans le temps, son unicité et sa complexité ? Comment ne pas la dissocier de ton corps et de ta voix, de la présence physique de ton être ?

J’ai cherché pour ce film, nourri des deux autres que nous avions auparavant faits ensemble, comment m’approcher de ce lieu si mystérieux, si secret, qui est la source commune de la parole et du geste. Les films précédents m’ont permis d’atteindre ce que nous avons atteint avec ce film là, permis de progresser vers le cœur de ton cœur et du mien, permis de m’affranchir du commun de l’objectivité. J’ai l’impression par le passé d’avoir réalisé des films sur un metteur en scène qui pense son art et je suis heureux qu’ils existent et qu’ils circulent. 

Mais ce chapitre final*, c’est ton portrait au présent. Tu penses avec sérénité aux vautours qui dévoreront ton cadavre, tu y rattaches la spiritualité panthéiste du shintoïsme. Les mots se raréfient parfois mais coulent comme un sang noir quand tu parles de ta prochaine création Rêve et folie de Georg Trakl. 

J’ai l’impression de t’avoir filmé comme si j’étais moi-même aux rebords de l’abîme. 

Si tu es inadapté au monde c’est parce que tu es absolument indissociable de ce que tu fais, malaxé sans relâche par le travail qui s’opère en toi autant que sur le plateau. Tu sais que ne tu ne peux trouver une forme d’existence viable que dans ce mouvement, ce vertige qui t’emporte. Tu en acceptes les sacrifices nécessaires. 

Tu paies le prix de cet engagement, de cette exigence absolue. Tu ne peux faire autrement. Il en va du respect que tu accordes aux auteurs, à tes partenaires de travail, au public et à toi-même.

J’avais d’abord imaginé un film qui mêlerait différents matériaux tournés au cours des dix dernières années. Des extraits de tes spectacles, des entretiens au long cours que nous avons maintes fois prolongés, des images réalisées lors des longues tournées, des séances de répétitions... 

Je pensais, et tu étais d’accord, que je mènerai à bien ce film plus tard, un jour...comme on dit. La vie en a décidé autrement, le film est devenu pour moi une nécessité violente et tu t’es offert sans surveillance à ce travail. À partir de là, dans un désir sans doute plus radical, et pour me délester du poids de ces matériaux anciens, j’ai voulu tout effacer et j’ai commencé à te filmer au présent, t’accompagnant à peu près partout, chez toi et à travers le monde, au Japon, en Corée, en Scandinavie où nous nous rendions pour travailler. Des lieux évocateurs de ton travail chargés de l’empreinte des auteurs et des cultures qui ont nourri ton imaginaire. 

Seul l’instant présent m’intéressait. J’ai vite senti que chez toi ce présent incluait le passé et le futur sans distinction, que ces temps imbriqués inventaient une sorte de permanence sans repère. C’est dans cette zone infinie de calme que tu rêves ta vie. Le film est donc tissé d’images tournées uniquement ces deux dernières années. Les images de certains de tes acteurs, ceux que tu aimes et avec lesquels tu as tant partagé, agissent comme des fantômes venant te saluer, sans parole, loin de toute réalité tangible. Les lieux où tu évolues agissent comme des visions, nimbées par l’ombre des paysages que tu as traversé et qui t’ont inspiré. 

Je sentais d’instinct que seule ta voix off, déconnectée de ta présence, pourrait irriguer le film. Nous avons pourtant réalisé de longues heures d’entretiens dans la pénombre des après-midi d’hiver, et c’est à partir de ce matériau fleuve que le filmage s’est amorcé, que l’écriture du film s’est inventée. Je t’ai proposé ensuite de retravailler, de réécrire ces entretiens, d’en réduire les scories de l’oralité. Tu les a condensé, précisé et élagué jusqu’à l’os. Puis, tu les as lus, j’ai enregistré, en te dirigeant comme un acteur qui jouerait ces propres mots. Il fallait s’éloigner du ton de la lecture pour retrouver celui d’une parole qui s’invente, sa fragilité, son incertitude, son intériorité et son émotion. Pour que là aussi « les mots puissent libérer une matière silencieuse bien plus vaste que les mots ». Et Je crois que c’est là, dans les strates de cette matière impalpable que quelque chose du cinéma peut se mettre à trembler. 

Au final, je n’ai utilisé à peine qu’un vingtième de ces enregistrements. Ensuite, l’écriture s’est révélée au montage. Comme souvent, grande difficulté à trouver un équilibre entre profusion et restriction, celles de tes mots et de tes silences, de ton impudeur et de ton secret, de ta conscience et de ton inconscience ; du rythme et du flottement, du formulé et de l’implicite. Pour paraphraser Bresson, j’aurais aimé t’inventer tel que tu es.

La seule formation que j’ai reçue dans ma vie est celle que tu m’as offerte et que tu continues de m’offrir. D’abord comme spectateur, puis comme assistant, et comme collaborateur. Il se trouve que tu es un metteur en scène qui utilise un vocabulaire de cinéma : ralentis, gros plans, travelling, fondus au noir, séquences...Une différence essentielle existe malgré tout entre ton travail et la majorité du cinéma d’aujourd’hui, il se situe aux antipodes d’un certain réalisme que tu as toujours ressenti comme réducteur et fallacieux. 

Après vingt-cinq années d’échanges et d’études je me sens encore en formation et souhaite qu’elle se prolonge le plus longtemps possible. Il serait si facile de croire à ce que l’on sait. 

C’est dans cette acceptation et non dans un rejet que j’ai senti une ouverture pour trouver mon chemin. Toujours apprendre, toujours me sentir à la lisière de l’illégitimité, c’est mon moteur pour avancer. Ton influence sur mon travail est majeure, davantage que celles des cinéastes que j’admire. Parce qu’il n’a jamais été question d’Art, mot que tu estimes galvaudé. Il n’a toujours été question que de s’ouvrir à la lumière, de travailler dans l’ombre et de se taire.

Comment tant d’années pourraient-elles suffire pour appréhender le mystère d’un être qui apparaît et évolue dans un espace, pour trouver la justesse d’une lumière ou d’un cadre, pour faire vibrer un texte et l’infini de ces prolongements, pour ne pas reproduire, ne pas imiter et oublier tout savoir faire ?

Une chose, pourtant, me semble comprise : ne rien entreprendre si sa propre vie n’est pas en jeu.

Dans ce film, tu nous emmènes dans un voyage mental, une dérive intérieure où tout se rejoint et se confond. 

Surtout, surtout ne rien clarifier. 

Avant de poursuivre ton chemin solitaire dans la profonde obscurité.

* Un dernier film, Trakl Sebastopol, réalisé en 2019, viendra clore ce portrait en cinq films. 

Texte initialement paru dans le livre/DVD Du régal pour les vautours édité par Les Solitaires Intempestifs.

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