Quelqu’un va venir
Texte français Terje Sinding / Scénographie Daniel Jeanneteau / Lumière Dominique Bruguière / Costumes Ann Williams / Son Philippe Cachia / Assistant à la mise en scène Alexandre Barry
Avec Yann Boudaud, Marcial Di Fonzo Bo, Valérie Dréville
Soleil noir
Fragilité mentale. Brumes instables. Étendue des nuits scandinaves.
Où sommes-nous ? Dans quel voyage ? Tendant vers l’Unité — déjà détruite, fissurée à peine on s’est mis en marche ?
Un couple. Une maison abandonnée aux confins de la terre et de l’eau — en bordure de l’infini ? Quel autre avenir vivre là que ce qui fut l’avenir des ancêtres morts dans cette maison ? On sent leurs traces, leur odeur — le pipi moisi, les draps sales — les photos d’antan. Et leur progéniture — un jeune homme — est là, tout de suite.
Et alors qu’est-ce que c’est cette chose vivante qui tourne sans cesse autour de la maison ? Et qui, bien sûr, va rentrer. Va frapper et entrer.
Deux romans de Jon Fosse sont titrés Melancholia I, Melancholia II. Regarder sans fin l’indéchiffrable gravure Melencolia I de Dürer. Là (au-delà de l’instabilité des orthographes) sont présents, au loin, la mer et une comète. Là le regard noir, saturnien, du personnage ailé — regard fixe, droit devant lui — cherche quoi, au milieu des objets de la géométrie ou de l’artisanat abandonnés ?
Ce que Hartmut Böhme a écrit de la gravure de Dürer, on peut le dire de Quelqu’un va venir :
"L’œuvre n’est pas la représentation d’un paysage du monde, mais le paysage d’une pensée pour laquelle le monde est devenu incertain et problématique", c’est "un espace ouvert, menaçant dans ses lointains, déroutant dans son proche environnement".
Quelqu’un va venir, face à la mer, nous ouvre au deuil d’une perte inconnue. Des visions fantasmatiques, de négatif et de mort, se mêlent à la vie.
Fosse fait vivre ensemble des contradictions irréductibles, et nous les montre, existant ensemble au même moment dans le même être vivant. Ce n’est possible sans doute que dans le mode de vie très particulier de l’inconscient.
Jon Fosse invente une étendue, tend une toile, et là, par d’infimes modifications, par de "minuscules mouvements linguistiques et gestuels", par des images stylisées, c’est une impulsion tremblante qu’il donne à une réalité exacte. On perçoit quelque chose, aussi intouchable que la lumière, qui défait ce qui se fait. On perd les contours de ce qui, pourtant, se passe. On sent aussi qu’on peut — et avec autant de force — ce qu’on veut absolument, ne pas le vouloir du tout.
Etonné, on est entré dans une forêt, on ne voit aucun arbre, mais on dirait que les arbres parlent, et à mesure qu’ils parlent nous sommes de moins en moins aveugles. C’est très violent, l’ouverture de cet œil.
Sans bruit, avec délicatesse, la réalité exacte laisse apparaître qu’elle n’est pas du tout une réalité finie.
L’absence de toute ponctuation — fût-elle interrogative — efface nos tentatives d’intonations, et rend le texte — même à l’œil nu — illimité.
Et peut-être dans cette forêt on entend quelque chose au-delà de ce qu’on sait qu’on entend.
Avec Jon Fosse, on est déconnecté de la relation traditionnelle du signe et du sens.
Claude Régy