C’est beau
Avec Emmanuelle Riva, Jean-Luc Bideau, Daniel Berlioux, et les voix de Agnès Junger, Chloé Caillat
La réalité est toujours infiniment plus complexe, infiniment plus vaste que le langage. Le faux n’est faux que si on le prend pour du vrai, même pendant un court moment.
Et aussi parce qu’il éclaire tout ce qu’on nous fait passer pour du vrai.
Quand je suis devant des gens qui ont avec moi une attitude qui ne coïncide pas avec nos rapports réels, je suis intimidée, je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas qui je suis lorsque la conduite des autres n’est pas basée sur une vraie relation. J’éprouve une gêne à l’égard des gens, une gêne qui m’empêche de m’en approcher, quand ils se posent, même malgré eux, par ce qu’ils représentent, en personnages.
A partir du moment où quelque chose prend forme, s’incarne, surgit à la surface, apparaissent alors les différences, les catégories, comme par la force des choses.
Je ne tiens pas du tout à montrer les conduites humaines. Je cherche les réactions entre des consciences, peu importe lesquelles. Cela tient à quelque chose de très profond chez moi : un manque du sentiment de la différence entre les êtres. Que ce soit une vieille femme ou un jeune homme, cela n’a pas d’importance. C’est la chose elle-même qui compte et j’oublie totalement qui je suis...
Plus on s’intéresse aux personnages eux-mêmes, moins on s’intéresse aux mots et à ce qu’ils contiennent. Tout le processus du non-formel au formel aboutit à une spécification, aussi bien dans la conscience que dans les mots.
Tout repose sur le fait que si l’un voit l’autre comme un personnage, l’intérêt est transporté ailleurs et on ne s’intéresse plus au conflit lui-même, aux deux pures consciences qui s’affrontent.
C’est là toute la difficulté du travail d’écriture et l’extrême difficulté du travail de la mise en scène : éviter l’aspect social qui s’attache à l’acteur lui-même, à son physique, à sa manière d’être vêtu, qui s’accroche et qui oblige à se transporter à la surface, dans les conflits sociaux.
On tend vers une uniformité des conduites, mais on n’y est pas encore.
Les gens se constituent leurs propres limites, finalement, ils se ferment aux autres. Ils se ferment à tout un ordre de sensations, de sentiments qu’ils refusent de connaître. Ils prétendent ne les avoir jamais éprouvés et ils ne veulent pas mettre le pied sur ces sables mouvants. Ils n’ont pas envie de toucher à la sacro-sainte image qu’ils ont d’eux-mêmes, à leur intégrité, à leur unité.
Je suis certaine que, sur un plan précis, à un niveau précis, nous nous ressemblons tous, que nous avons tous ces mouvements intérieurs. Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens.
Dans mon travail, je décris ce qui n’est pas extérieurement vécu mais le sentiment qu’on en a, à un certain niveau, quand à l’extérieur, rien de cela n’apparaît.
Nous avons à l’extérieur certains comportements, une certaine personnalité marquée, mais je parle, moi, de cette sensation profonde que beaucoup de gens ont, de n’être rien, rien, rien.
L’univers entier est en eux et avec eux, il disparaît. Le monde entier est là et se transforme à chaque seconde, passe à travers moi. Ma propre personnalité n’existe pas à ce moment-là. Je ne suis que ce qui passe à travers moi : ce que je regarde, ce que j’entends... le monde entier.
Nathalie Sarraute