La Chevauchée sur le lac de Constance

De Peter Handke

Texte français Marie-Louise Audiberti

Scénographie et costumes Ezio Frigerio – Yves Saint-Laurent

Avec Gérard Depardieu, Michaël Lonsdale, Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, Sami Frey, Agnès Junger, Isabelle Desgranges, Frédérique Tirmont

Aprés-coup – Ecrits de Claude Regy – Espaces perdu (1991) 

" Ma première rencontre avec l’écriture de Peter Handke, c’est en 1973. On m’apporte de New York une pièce d’un jeune auteur allemand, qui se joue là-bas en anglais, La Chevauchée sur le lac de Constance — c’est le titre d’un poème très connu que les enfants allemands récitent dans les écoles. En fait l’auteur est autrichien. Déserteur, il a quitté son pays. Il vit en Allemagne. Puis il viendra vivre en France en 1974. On ne sait rien de lui dans notre pays. Justeun petit recueil de nouvelles publié chez Christian Bourgois, Mort complice. Il est joué en Allemagne.

La Chevauchée sur le lac de Constance. Je lis la traduction : de façon immédiate, en cours de lecture, désir de mettre ce texte en scène. Création un an plus tard.

La pièce est à plat comme si on regardait le déroulement d’une pellicule en négatif – la pellicule d’un film expressionniste allemand des années 1930, où les maquillages blancs, les lèvres, les sourcils peints, sortent avec les meubles et les objets d’un magasin d’accessoires. L’auteur, glissant une lame de canif dans l’épaisseur de la pellicule, a réussi à décoller les acteurs en créant autour d’eux un étrange vide où ils se meuvent avec précaution comme s’ils traversaient sans le savoir la surface d’un lac à peine gelé.

Il n’y a pas de personnages :il n’y a que les acteurs eux-mêmes. Handke l’indique précisément. Les personnages devront porter les noms des acteurs qui les représentent : Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, Michaël Lonsdale, Gérard Depardieu, Sami Frey. Les personnages sont en même temps leurs représentants . C’est seulement pour s’aider à écrire— dit-il – et aussi pour ne pas les dénommer par les lettres A, B,C,etc., que Handke leur adonné les noms d’acteurs célèbres aujourd’hui disparus : Emil Jannings, Erich von Stroheim, Heinrich George, Henny Porten, Elisabeth Bergner. Deux sœurs jumelles, duettistes de variétés, Alice et Ellen Kessler, un instant les visitent.

Le décor représente un décor. Alors, de quelle nature cette réalité ?

Il semble qu’il n’y ait que fragile apparence, mais très précise. Gestes et phrases qui ont existé longtemps avant les personnes qui les font, qui les disent. Et qui se prolongent. On dirait que l’auteur a décollé les masques de peau, démantelé les poses. Etdans cetespace inventé. des énergies violentes, des flux sexuels, des rapports de puissance, d’argent, de domination, des jeux sont libérés, circulent, se déplacent d’une personne à l’autre. Il n’y a pas d’histoire. Ces cavaliers engagés sans le savoir sur la fine surface gelée du lac de Constance croient qu’ils avancent mais ils font naufrage. Virtuellement ils se noient. Ils mourront en atteignant le bord, rétrospectivement, quand la fragilité de leur support leur sera révélée. Ils ne reposent sur rien, suspendus à leurs mots, à leurs gestes.

 « Vous parlez ou vous rêvez ? » La question reste ouverte. Il suffit de la poser pour qu’on ne puisse plus y répondre.

« Pas de cadavres. Tous vivants. » À moins que ce ne soit le contraire.

Des instants se succèdent, ils n’ont aucune définition reconnaissable.

Le spectateur s’énerve, sort, s’agite, chahute, la critique matraque. Petit à petit des gens reviennent, d’autres arrivent, ils reconnaissent qu’on parle enfin d’eux-mêmes.

Ils commencent peut-être même à se douter que ce sont eux qui parlent. Parce que, après avoir dormi, ils ont reconnu, en eux —sans le savoir— l’endroit d’où ça parle.

"