Carnet d’un disparu
Pièce lyrique / Composition et livret Leos Janacek / Direction Musicale Alain Planès / Scénographie Daniel Jeanneteau / Lumière Dominique Bruguière / Costumes Isabelle Périllat / Assistant à la mise en scène Alexandre Barry
Avec Yann Boudaud, Bénédicte Le Lamer, Adrian Thompson (ténor), Hana Minutillo (soprano), Anna-Pia Capurso (soprano), Martine Gaspar (contralto), Anne Horbach (soprano), Alain Planès (piano)
Tout séduit et surtout ce qui pourrait rebuter : la durée d’abord si anormalement brève (40 minutes), le minimalisme des moyens, un seul piano pour orchestre, un chœur peu développé et qui doit rester invisible, composé de trois jeunes filles seulement, un ténor, une alto à peine présente, image brouillée, dit Janacek, comme une apparition, et surtout le caractère inclassable de cette œuvre, ni opéra, ni oratorio, pas un Lied non plus. On excède toutes démarcations.
Ce qui frappe c’est la densité, la force contractée, d’une écriture qui se refuse à n’être pas sans cesse identifiée à l’essentiel. La puissance suffit à anéantir l’habituelle perception du temps. Ce qui surprend aussi nos habitudes, et celles des musiciens, c’est le refus de cette musique de ne pas être calquée sur le langage parlé, langage populaire, lui-même fait de choses simples. Que le poème ait été écrit par un jeune paysan, un adolescent sans doute, autodidacte, ou par un poète qui a commis là une supercherie, finalement peu importe.
Le plus bel étonnement, c’est que la musique ici est théâtre. Elle met en scène. Elle prend la place de l’action. Elle rend visible l’irrésistible mouvement du désir, de la peur et du plaisir qui pulvérise l’encadrement d’une société morale et religieuse.
Cette œuvre si rigoureusement composée, qui s’invente sans cesse au plus près d’une sensation et qui nous atteint par des sons et des intervalles absolument nouveaux, est là comme un noyau vivant qui exprime ce que contient d’inexprimable la passion charnelle de Janacek âgé pour une très jeune femme, qu’il appellera toujours sa tzigane, comme se nomme l’apparition féminine du « Carnet ». Cet amour irrigue désormais sa vie. Ainsi commence à plus de 60 ans sa période la plus créatrice et la plus novatrice.
Pour la représentation de l’œuvre (il y en a eu de son vivant) Janacek ne parle que de la lumière, de cette anomalie du clair-obscur, qui démontre que l’obscurité enferme de la lumière. Il parle d’aubes, de soleils couchants, de leurs rougeoiements en tout cas, qui sont là présents dans le poème, comme aussi la nuit et sa lumière de lune après qu’elle ait quitté le ciel.
Au centre est placé, comme le muscle cardiaque et ses artères, « l’intermezzo erotico ». Il est écrit pour le seul piano — dans le poème c’est une strophe qui n’est pas écrite : que des pointillés sur le papier — ce n’est pas l’image d’un coït qui exprimerait ce qui déjà ne peut se laisser enfermer par des mots. Une nature de vie qui échappe à toute parole.
Le texte est pourtant primordial.
Primordial parce qu’il recoupe la passion de Janacek en rupture de conventions, mais aussi parce qu’il rejoint sa préoccupation méticuleuse de noter les intonations du langage parlé, et très précisément les accentuations, les rythmes de sa propre langue maternelle. Le langage du poème est celui de la région de Moravie où Janacek a grandi, c’est presque un dialecte.
Chanter en tchèque, dans ce dialecte là, ne pas briser l’adéquation du dit et du chanté, laisser à cette musique ce qui la rend spécifique, sa force d’imbrication au langage sans fioritures ni remplissage d’aucune sorte, paraît incontournable.
Mais ne pas comprendre, à cause d’une langue étrangère peu répandue, ce que dit ici, en vers libres, un texte simple, rugueux, naïf et rusé, serait tout à fait dommageable.
Le mieux serait alors, sans doute, de bannir la misère du surtitrage, et qu’un acteur, initié à la nudité abrupte de Janacek, dise, dans une traduction nouvelle au plus près du dialecte, le texte entier, dans la langue de chaque pays où l’œuvre sera représentée. Ce sera, placé là, comme un exergue à l’opéra.
L’acteur, puis le chanteur, seront livrés au public, comme la matière vivante du poème maladroit, sans aucune incarnation de personnage.
Ils seront là, dans la lumière.
Janacek invente ici une intensité parce qu’il invente en même temps la jouissance de cette intensité.
Claude Régy