Grand et petit

Texte français Claude Porcell / Scénographie et costumes Roberto Plate / Lumière Geneviève Soubirou / Son Philippe Cachia 

Avec Bulle Ogier, Andrzej Seweryn, Claude Degliame, Christine Boisson, Yveline Ailhaud, Miloud Khetib, Muni, Axel Bougousslavsky, Daniel Martin, Gilbert Duprez, Rita Maiden, Xavier Marchand, Jean-Claude Leguay, Yavuzer Çetinkaya, Jean-Claude Jay

Aprés-coup – Ecrits de Claude Regy – Espaces perdu (1991) 

C’est un accident de programmation qui me permet de monter enfin Grand et petit, au TNP à Villeurbanne, au mois de mai 1982. Peu de fréquen- tation, émigration en cours de spectacle de la moitié des spectateurs.

[...]

Pour Grand et petit je ne peux pas dire qu’il n’y avait pas de décor. Roberto Plate avait compris mon goût de la géométrie, de l’abstraction. Mais je lui avais demandé que ce soit vrai : les murs, les portes, les baies vitrées. Il avait consulté un architecte. L’immeuble aurait pu tenir debout : nombre et force des colonnes de soutènement, etc. Et je voulais aussi que pour tous les tableaux — et il y en avait beaucoup – on puisse profiter de tout l’espace du plateau, avoir du vide. Une architecture surdimensionnée par rapport à la taille des adultes.
C’était donc toujours le même volume, cubique, avec un vrai plafond où s’encastraient deux sortes d’éclairage.
Ce même lieu se transformait selon les ouvertures, petites ou vastes, pleines ou translucides, et selon les murs où elles se situaient. Architecture froide, contemporaine, matériaux lisses, uniformisés.
C’était réaliste et mental à la fois. La force de Plate était là, visible.
Les ouvertures donnaient sur des murs de parpaings. Même le jardin. Un enfant a cru entendre éclater la mer derrière ce mur. Ces murs de parpaings provisoires qu’on voit partout dressés. Métropoles en éternel chantier.
Je me souviens de la station d’autobus. Les murs intérieurs s’en allaient, ne restaient que les colonnes de soutènement, l’informaticien qui attendait l’autobus, et Lotte, Bulle Ogier, minuscule, qui farfouillait dans les poubelles avec ses miasmes.
Les chambres, les bureaux, la salle d’attente des cabinets médicaux, tout était pareil et différent. Tout était immense.
Un vrai mur d’aluminium et de Plexiglas fermait l’immeuble. Devant l’immeuble, c’était la rue. On ne peut pas ne pas se souvenir de Bulle, de dos appuyant sur les boutons d’un parlophone, à la recherche d’une amie d’enfance. Un tableau entier où les acteurs, en direct, parlaient dans des micros et répondaient depuis les différents appartements de l’immeuble. La porte de verre se manœuvrait électriquement pour ceux qui avaient la clé. Des lambeaux de vies derrière ce mur, dans ces cases invisibles des cités
tentaculaires. Et d’autres vies, par bribes, dans la rue — j’entends les cris du Turc. C’était un vrai Turc. Et les cris du fou.

Pour le TNP, j’avais rédigé des notes que j’avais intitulées Notes dans le désordre, et j’avais écrit dessous :« vers une nouvelle dramaturgie », n’osant pas avouer que je ne voulais pas de dramaturgie
organisée. Une sorte de dramaturgie qui passerait par l’incohérence, la contradiction, le principe de fragmentation, la libre excroissance de digressions, qui feraient apparaître d’autres correspondances, des résonances. En tout cas aucune morale.

À propos de ces nouveaux écrivains allemands,on parlait d’un retour au romantisme allemand. J’avais surtout été frappé par des textes de Novalis, parce que Novalis parlait de l’âme.

Grand et petit.
Le simple et l’infini d’un seul regard.
Première remarque : deux contraires accolés dans le titre.
Un survol des lieux, pas dans l’ordre, et déjà on est passé à autre chose que des lieux.


—  Famille dans le jardin : ni plantes n1 fleurs ;
meubles en fer fixés dans du béton : table roulante en fer pour les alcools, et barbecue le tout enchaîné, fixé au sol.


—  Cabine téléphonique métallique entourée de carcasses de voitures rouillées.


—  Arrêt d’autobus métallique avec poubelle métal- lique fixée au poteau.


—  Mur de façade, manœuvre électrique de la porte de verre.


—  Les autres lieux sont des chambres en béton.


—  Les relations se font par des machines : par téléphone, Dictaphone, machine à écrire, à calculer, télévision, projections, haut-parleurs.

Le jardin perdu, paradis perdu : perte de l’enfance, perte des relations d’amour, tout mouvement d’ouverture s’opposant à des fermetures.
Lotte est chassée par Paul – le vieux.
Un seul personnage traverse tous ces lieux, c’est elle, Lotte, diminutif de Charlotte.

Elle est séparée.
Dans le tableau « dix chambres » on voit d’abord une chambre vide. Celle d’un mort. Reste son imperméable crasseux. C’était un vieux dégueulasse. Lotte croit qu’elle frappe à la porte de Paul.
Plus tard on l’installe dans cette pièce vide. « En été il y a la haie qui pousse. » Proportions de l’espace agrandies.
Dans le tableau « Maroc », deux ombres, au fond, parlent, des hommes qu’on ne voit pas. L’un n’est jamais nommé par l’autre, il reste donc pour Lotte innommé. L’accord de leurs voix — musique — troublant sexuellement pour Lotte - représente comme l’unité, l’harmonie de deux en un. On entendrait presque des échos de la Kabbale : la Totalité et l’Unité résident dans la seule réunion par l’amour de deux formes disjointes. Lotte boit de l’eau dans une pièce éclairée. Peut-être verront-ils la lumière...
Dans les photos du couple des deux vieux, une séance de diapos pour les voisins, il y a l’huile, le riz et aussi le sang du Christ, sur le dos du Turc : c’est lui qui a posé pour le Christ. On voit aussi quelqu’un qui faisait signe à la vieille de l’autre côté de la rue et qui l’a comme obligée à traverser au rouge —la mort ?
Rose, la fille des vieux, est morte, partie. Elle est absente. La vieille prend Lotte pour Rose comme si elle (Rose ou Lotte) sortait, revenait de la mort.
Probablement aussi, bien sûr, la vieille est un peu folle. Sans doute sa fille est morte.
Dans le second tableau, une femme, en plein cauchemar, est réveillée dans l’effroi parce que, toute la nuit, assis sur une chaise, son mari, éveillé, l’a, sans qu’elle le sache, regardée dormir. Quand on ouvre les rideaux à la lumière du matin, Lotte est là, dans l’encadrement de la fenêtre, et se met à parler. Il y a du brouillard.
Dans ses deux grands monologues — premier et septième tableaux — Lotte, consciemment ou inconsciemment, cite la Bible ou la paraphrase. Du sang coule du grand livre sans écriture où elle s’appuie —sa main semble avoir pris le sang dans son dos, comme saignait le dos du Turc sur la photo du Christ prise par les vieux.
Les pages du grand livre sont blanches l’écriture est absente. C’est le vide.
Comme une généalogie biblique inversée, Lotte énumère tous ceux qui sont partis.
Lotte, ce n’est pas un ange aux ailes blanches, immaculé, mais un ange dégoûtant, de plus en plus pâle, vêtements d’un bleu fané, vierge délavée, cheveux blanchis ; elle tend vers le blanc sale. Exsangue, elle grimace avec sa bouche ayant du mal à prendre de l’air, une clocharde à la fin de l’errance, qui fouille dans les poubelles, mais, dit-elle, "rien que du sec",
elle cherche si, dans un vieux journal, il n’y aurait pas un signe de l’absent, un article où on parlerai de Paul...
Dans l’ébranlement de l’image du monde, Lotte est peut-être une juste. Le mof est consigné chez les anciens Juifs.
Se prendre pour un saint ou pour le Christ, c’est aussi un symptôme de folie. Des lésions affectives, séquelles de séparations mal tolérées, emplissent le courrier du cœur — mais aussi les asiles psychiatriques.

Ainsi la pièce va de la plus grande dimension — Kabbale— à la plus petite – courrier du cœur – et revient à la plus grande — folie — la plus petite étant aussi importante que la plus grande.
De l’infiniment petit à l’infiniment grand, Strauss — Sauf quand son écriture décolle, s’élève, se transfigure — minimalise les signes. Les objets, les gens, les bribes de langages, les émotions, les manques, tout
est fait d’un matériel très simple et très réel. Très réel et très contemporain. Le trait du dessin est précis. On pense aux peintures de Hopper. On pourrait croire que le réalisme n’est pas dépassé. Mais : « Où se fait le Contact du monde du dedans et du monde extérieur, là est le siège de l’âme. Où ils se compénètrent, elle est en chacun des points de compénétration. »
« Le génie, c’est la capacité de traiter comme réels des objets imaginaires, et de les considérer comme tels. »
C’est Novalis qui parle, et plus loin :« La pudeur est certainement le sentiment d’une profanation. L’amitié, l’amour, la vénération pieuse, c’est avec mystère qu’il faudrait les traiter. On devrait s’entendre tacitement à leur propos. »
À partir de ce qui est dit et montré, travailler sur le « mystère » chez Strauss, la pudeur —le silence.

Extrait d’Espaces perdus, Les Solitaires Intempestifs, 1998.