L’Amante anglaise

Scénographie Jacques Le Marquet

Avec Madeleine Renaud, Claude Dauphin (a) / Jean Servais (b), Michaël Lonsdale, voix de François Perrier

Les personnages sont là sur le podium. Sur la sellette. Comme enfermés dans une cage de verre, piqué du sérum de vérité (mais la vérité filtre aussi et peut-être mieux à travers le mensonge).

L’innocence est hérissée de culpabilité, la culpabilité noyée d’innocence.

Le crime c’est d’abord la possibilité du crime, elle est en nous. Nous sommes fascinés car à travers l’interrogateur qui tourne autour du podium mêlé à nous, cet homme, cette femme, que nous voyons en coupe, comme nous voyons les écorchés des plantes anatomiques, c’est nous, écorchés vifs, que nous voyons dans un miroir. Le crime, nous l’avons commis (ou rêvé, ou pensé – ou nous l’avons fait commettre, ou laissé commettre).

Nous sommes devant les vertiges des meurtres, avec notre envie d’être le criminel, ou de parler au criminel, de le connaître, de le comprendre, de nous identifier à lui.

Pour que soit possible cette identification il ne fallait pas faire du théâtre, monter sur une scène, jouer pour une assemblée, représenter quelque chose. Il fallait « être ». Il fallait retrouver l’atmosphère enfumée des salles de corps de garde, des salles de rédaction, des prisons, des bureaux de police, des assises, des salles d’attente, ou des salles de conférences mais aussi l’atmosphère - très propre – d’une salle d’opération. Il fallait que nous soyions tous assis, presque en rond, autour de l’acteur et que l’acteur (au fait l’acteur ou le personnage ?) soit soumis à l’épreuve vérité, cerné, regardé à la loupe, dans la lumière. 

Les acteurs ne bougent pas. L’action est mentale, intérieure. Ils sont opérés devant nous. C’est un examen clinique, c’est une expérience, dans un endroit clos. 

Claude Régy 

 

 

Après-coup – Ecrits de Claude Regy, Espaces perdus (1991)

" Je suis à la campagne. Avant de partir j’ai revu une photo. Depuis je la vois sans cesse. Une personne dans une lumière, Madeleine Renaud se tient là, sur un seuil, elle sort de scène, mais pas comme d’habitude on sort de scène, elle entre dans la salle, c’est son apparition au début de la deuxième partie de L’Amante anglaise, en 1968, à la salle Gémier.
Dans cette salle, un rideau métallique — appelé diaphragme— permettait de rétrécir toujours plus l’ouverture de la scène, jusqu’à la fermeture. En somme, deux murs de métal allaient à la rencontre l’un de l’autre.
Pendant la première heure – l’interrogatoire de l’homme – ce mur était fermé, tout se passait dans la salle, les sièges en hémicycle autour d’une stèle de trois mètres sur trois. Un homme, donc surélevé, assis sur cette stèle,et qui répond, l’autre dans la salle, debout parmi le public, et qui questionne.
L’homme se retirait, l’interrogateur attendait dans la pénombre, et alors ce diaphragme s’ouvrait par le milieu, juste une fente, le passage d’un être humain, la scène derrière était noire, on l’avait abandonnée.
Minuscule et dense, cette femme dans ce rai de lumière, ce n’est rien, cette femme debout, c’est tout le monde, n’importe qui. Plus tard elle s’assiéra sur une chaise en plastique près d’un magnétophone.
Elle et son visage cisaaillé, elle a dépassé tous les âges, toutes les connaissances, tous les oublis, et elle s’éloigne du savoir.
Pour être sûre, elle s’éloigne de comprendre, elle s’éloigne si loin qu’on la perd, et alors elle trouve. On ne sait pas d’où ça vient. Un son transparent, aussi juste que l’enfance et l’éternité. Portée par des ailes indiscernaables, elle a voyagé de l’autre côté. Elle rapport du monde des morts des souvenirs informes et clairs.
Elle dit, parlant d’avoir tué : "J’étais comme un égout avant le crime, maintenant moins."
Ele dit que si eele n’avait pas été prise par police elle serait retournée à Cahors, son lieu natal.
Qu’aurait-elle fait à Cahors ?
« Je serais allée à l’hôtel Crystal. »
C’est la banalité. Et pourtant, la fraîcheur de la voix, la simplicité du ton, l’écho ouvert. la résonance de l’air, nous entrons soudain dans un hôtel modeste —solitude, amours sublimes, pauvres rencontres – mais par ce couloir, nous entrons dans l’apesanteur, le château de verre, résidence des âmes, la vastitude.
La phrase est dite et c’est créé. Bien sûr c’était déjà précisément dans les mots écrits mais nous entendons la phrase. Il nous semble que nous l’avons toujours entendue avec cette évidence, et pourtant, la sensation survient de l’entendre en nous pour la première fois. Comme l’écrivain l’a entendue avant de l’écrire.

Quelque chose de notre vie nous effleure. C’est fulgurant.
« Je serais allée à l’hôtel Crystal. »
Cette immensité précise comme un rêve, maintenant nous ne voudrions plus la quitter.
Nous sommes passés du profane au sacré, sans que se manifeste aucune cérémonie. Le théâtre n’est pas pur. Il n’est ni sacré, ni profane. La profanation du sacré est aussi religieuse que son contraire.
Ce qui importe, c’est le passage, il ne faudrait jamais rien voir sur un théâtre que ça : l’invisible mouvement de ce passage mais sans cesse perpétué.

Extrait d’Espaces perdus, Les Solitaires Intempestifs , 1998.