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Reve et Folie

Traduit de l'allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider / Scénographie Sallahdyn Khatir / Lumière Alexandre Barry assisté de Pierre Grasset / Son Philippe Cachia / Assistant à la mise en scène Alexandre Barry

Avec Yann Boudaud

Georg Trakl "Qui peut-il avoir été". Rilke pose la question. Personne à ce jour n’a su répondre. Drogué, alcoolique, incestueux, traversé par la folie, obsédé d’autodestruction, imprégné de christianisme — père protestant, mère catholique — né en 1887 à Salzbourg il s’engage — en rupture d’études — comme pharmacien militaire en 1910. Il a 23 ans. 4 ans plus tard se déclare en Europe la guerre de 14-18. Le jeune pharmacien-soldat se retrouve sur le front de Grodek, dépassé par le nombre des blessés ou la gravité des blessures, cris des hommes et des chevaux ensemble, éventrés, amputés, blessés à la tête. Le poète-pharmacien réservait-il à son usage personnel certaines drogues destinées aux blessés. Il meurt d’overdose de cocaïne. Mort volontaire ou accidentelle, nul ne le sait. Mort qui survient, dans un hôpital militaire près de Grodek, en novembre 1914. Bataille de Grodek : "toutes les routes débouchent dans la pourriture noire". Son dernier poème : Grodek. Mort à 27 ans. Premières publications dans des revues à 21 ans. En 6 ans d’écriture, Trakl crée une œuvre. Trakl et Rimbaud, même précocité du génie. Laconique et intense, Trakl utilise la force de rapprochements inconciliables. Soucieux des rythmes et des sons, attentif au silence, il ouvre en nous des espaces intérieurs : on entre dans un mode de perception au-delà de la pure intelligibilité. Picasso au sortir d’une exposition de masques africains ne disait-il pas que son art — la peinture — n’avait pas de lien avec l’esthétique. Il invoquait plutôt la magie. Les premiers peintres coloraient leurs mains et les appliquaient ensuite sur les parois rocheuses des grottes où ils s’abritaient des intempéries. Ils s’abritaient aussi des animaux prédateurs, des oiseaux surtout qui se délectent de certaines parties du corps humain. Sur les cadavres les vautours privilégient les yeux d’abord puis le cerveau. Orbites et boîtes crâniennes nettoyées à coups de becs. Des cris de vautours, ici et là, déchirent les poèmes de Trakl. Il s’agit bien, chez Trakl, d’une organisation magique du langage. Il nous atteint au centre essentiel de notre être et de nos contradictions. Jouir d’un inceste jeune et partagé et se laisser contaminer par la culpabilité. Race maudite écrira-t-il. Sa sœur a 4 ans de moins que lui. " Deux loups pétrifiés dans l’étreinte Ont mêlé leur sang " Alors, l’inceste, l’élever au niveau où, paraît-il, les anges vivent. L’image de la sœur est toujours là —apparition sans cesse répétée — mais toujours là comme une figure mythique, parfois désignée par le terme "adolescent". Figure mythique. Et pourtant, blessée, la sœur saigne. Cette sœur, Grete — c’est son prénom abrégé — était excellente musicienne. Très tôt son frère en avait fait — à son imitation — une toxicomane, 3 ans après la mort de ce frère, elle se donne la mort. Comme Pierre Soulages, bien avant lui, Georg Trakl travaille ce qu’on a appelé l’outre noir. Sur fond noir, l’un et l’autre créent des aspérités et la lumière, diffractée, devient visible. On voit la lumière du noir. À la mort du père, Georg a 23 ans. Au repas — seulement évoqué — le pain saigne. Ou bien, durci comme pierre au contact de la mère, ne se laisse pas rompre. Qui peut-il avoir été, celui qui a écrit : "Le mot dans sa paresse cherche en vain à saisir au vol L’insaisissable que l’on touche dans le sombre silence Aux frontières ultimes de notre esprit" Claude Régy, janvier 2016