© Pascal Victor

Ode maritime

Texte français Dominique Touati revu pour le spectacle par Claude Régy et Parcidio Gonçalves / Scénographie Sallahdyn Khatir / Lumière Rémi Godfroy, Sallahdyn Khatir et Claude Régy / Son Philippe Cachia

Avec Jean-Quentin Châtelain

« Ô mon passé d’enfance, pantin qu’on m’a cassé »

Comme dans un conte, l’œuvre de Pessoa a dormi dans un coffre où s’entassaient les feuillets qu’il écrivait chaque jour.

Toute reconnaissance — à très peu de choses près — lui ayant été refusée tant qu’il vivait, la découverte d’un des plus grands poètes des temps d’aujourd’hui s’est faite pas le classement et l’organisation de ces pages retenues dans une malle au centre de la chambre de Pessoa.

Lui-même, avait parfois prévu un ordre de composition pour différents ouvrages mais voulant « sentir tout de toutes les manières », son être, pour y parvenir, a eu la force de créer d’autres lui-mêmes. Il leur inventait des biographies, des traits physiques et de caractère, des théories littéraires (et donc philosophiques) différentes, un devenir-autre.

Et donc chacun des hétéronymes — mais lui-même aussi, Pessoa sous son propre nom — a laissé une œuvre démultipliée et surabondante. Il est mort pourtant à 47 ans le 30 novembre 1935.

Cet homme occupé dans des bureaux d’export-import à traduire des lettres commerciales (il parlait parfaitement l’anglais) ne trouvait de réalité qu’aux seuls produits de son imagination.

C’est là, en imagination, qu’il a vécu.

A part ça, il a marché dans les rues de Lisbonne ou s’est attardé près des quais.

Il lui suffit — ainsi débute l’Ode maritime — d’un navire encore lointain en route vers l’entrée du port pour que se mettent à vibrer toute distance, toutes les distances. Celle qui sépare le navire du quai, celle qui sépare le silence et la parole, celle qui oppose le présent au passé, toute trace de frontière abolie, corps-âme, intérieur-extérieur, arrivée et départ, présent et passé, vie et mort, tout est mêlé, entremêlé, dans un gigantesque remuement de souffle. Un lyrisme se soulève en tempête. Renaissent en torrents la cruauté, les tueries, les saccages, les assassins et les victimes, les pirates violant, les femmes violées, les blessés jetés aux requins avec les enfants (à la douce chair rosée), à moins que les enfants de quatre ans, on les enterre vivants, dans des îles désertes.

Pessoa, en portugais, veut dire « personne » ou « masque de théâtre ». Ses voyages, sa vie sexuelle, n’ont pas eu lieu. C’est son esprit qui le hisse aux excès limites du sado-masochisme, à la crête des vagues, sans délimitation de sexe.

« Assez ! ne pas pouvoir agir en accord avec mon délire ! » C’est un cri. Le cri Absolu, le cri Abstrait — absolu parce qu’abstrait, c’est à dire au-delà du particulier.

Pessoa bouscule nos modes de perception. Nos modes de vie.

Le corps pense. Il vit la vie de l’âme. Avec sa peau. Avec ses nerfs. Avec son sang. La notion de force — d’intensité — se substitue à la notion du « beau » qu’avait le vieil Aristote.

 

Claude Régy, octobre 2008